C’est à Dabou, au Cours secondaire méthodiste, que débuta, le 11 avril 2018, la commémoration du 10e anniversaire de la disparition de Memel-Fotê. À cette occasion, Séry Bailly, à qui nul ne peut nier le don d’utiliser les mots justes et qui confessa, ce jour-là, avoir suivi ses cours d’Anthropologie esthétique dans les années 70, évoqua, entre autres qualités, le courage du premier président de l’Académie des sciences d’afrique et des diasporas africaines (ASCAD). Mais à quoi reconnaît-on une personne courageuse? Qu’est-ce qui la distingue de l’homme pusillanime? On pourrait donner plusieurs définitions au mot “courage” mais je préfère celles de Jean Jaurès (1859-1914) car elles traduisent mieux, à mon avis, l’itinéraire intellectuel et politique, ainsi que les combats de celui qui nous a quittés il y a 10 ans. Pour Jaurès, en effet, le courage, ce n’est pas uniquement “chercher la vérité et la dire” mais “agir et se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense.” Parce qu’il cherchait à connaître la vérité, cette vérité dont Jésus affirme qu’elle rend libres ceux qui l’ont découverte (Jn 8, 32), Memel-Fotê ne pouvait pas s’enfermer dans une seule discipline. En plus de l’anthropologie, il s’intéressa donc à l’histoire, à la musique, à l’écologie, à la santé, à la philosophie, aux religions, aux langues dites mortes (latin et grec). On le comparerait volontiers, de ce point de vue, à l’Italien Giovanni Pico della Mirandola (1463-1494) qui avait à cœur “de toujours faire le tour complet d’un sujet et de le considérer autant que possible sous plusieurs angles, afin de s’en faire une idée qui fût le plus conforme possible à la réalité”. La vérité qu’il trouva dans ces différentes disciplines, il ne la garda pas pour lui seul mais la fit connaître, la proclama, bref la partagea avec d’autres ici et ailleurs à travers des articles et ouvrages. Je serais incomplet ici si je ne mentionnais pas le fait qu’il avait vite compris que l’un des talons d’Achille des Africains est de laisser les autres (les Occidentaux) écrire leur histoire et donc de l’écrire d’une manière qui ne les arrange pas toujours et qu’il fallait rectifier le tir. Très tôt aussi, il avait perçu l’inutilité et la stupidité de se vanter d’être agrégé, professeur titulaire ou maître de conférences si on n’est connu que par les étudiants de son département, si on a été incapable de publier 10 ouvrages en 10 ou 15 ans de carrière. Fotê ne faisait pas partie de cette caste de petits prétentieux et vaniteux dont l’université ne figure même pas dans le classement des meilleures universités africaines. Sa renommée avait franchi les frontières nationales grâce à ses livres, fruit de plusieurs mois de travail austère et persévérant. Point n’était besoin de l’avoir vu en chair et en os pour savoir ce qu’il pensait de telle ou telle question. En un mot, il avait conscience que ce qu’on attend avant tout d’un enseignant-chercheur, c’est qu’il réfléchisse et écrive sur son milieu et son époque au lieu de répéter servilement les idées de Kant, Braudel, Durkheim, Saussure, Keynes ou Genette.
Mais Memel ne se borna pas à “chercher et dire la vérité”. Il s’employa également à joindre les actes à la parole. Ainsi, comme Joseph Ki-Zerbo et d’autres panafricanistes, il offrit ses services à la Guinée abandonnée du jour au lendemain par la France après qu’Ahmed Sékou Touré, digne fils du continent, eut dit “non” à la communauté franco-africaine préconisée par Charles de Gaulle. Le premier président guinéen était contre ce projet diabolique, et l’histoire semble lui avoir donné raison au regard de la misère, l’instabilité et la désolation dans lesquelles est plongée l’Afrique francophone 58 ans après la mise en place de cette communauté franco-africaine, parce que, pour lui, “il n’y a pas de dignité sans liberté et la liberté dans la pauvreté [est préférable] à la richesse dans l’esclavage”. Memel était arrivé en Guinée en 1959. Il quittera ce pays trois ans plus tard après l’arrestation et la condamnation de ses collègues guinéens accusés d’avoir voulu renverser Sékou Touré.
Dans son propre pays, que fit-il? Comme il militait pour une société juste et démocratique, comme il était en faveur d’un développement qui profite à tous les citoyens, il allait de soi qu’il fût en dehors du PDCI dont le projet de société est jusqu’aujourd’hui introuvable. Memel préférait s’investir dans un parti qui “ne parie ni sur le miracle ni sur la chance qui sont des catégories faussement rassurantes mais présente un projet de société” (Laurent Gbagbo dans “Fonder une nation africaine démocratique et socialiste en Côte d’Ivoire”, Paris, L’Harmattan 1998, p. 6). Ce projet à la rédaction duquel il contribua de manière significative, il le commentera en ces termes dans le même ouvrage: “Le projet de société joue un triple rôle: source d’information, source d’inspiration et source de réflexion sous ses 3 formes: la critique du programme et des élus, l’autocritique personnelle et collective, une amélioration ou une réactualisation du projet lui-même” (p. 20).
En 1990, lorsque Houphouët prédisait à Gbagbo qu’il n’obtiendrait pas une seule voix à Ouragahio, lorsque les dirigeants et militants du FPI étaient considérés comme des doux rêveurs, voter pour le FPI semblait relever de la folie. Memel accepta d’être traité de fou en apportant sa caution morale et intellectuelle à Laurent Gbagbo et à ses camarades. On raconte même que, lors de la collecte de fonds organisée au domicile de Laurent Gbagbo afin de payer les 20 millions de F. CFA que chaque candidat devait verser, l’homme était dans le rang comme tout le monde, attendant patiemment son tour pour déposer son obole. Laurent Gbagbo fut battu par Houphouët mais Memel continua le combat au FPI sans savoir si le parti arriverait un jour au pouvoir. Heureusement pour lui, le FPI accéda au pouvoir d’État en 2000 et Memel fut élu député de Dabou. En tant qu’élu, vécut-il ce qu’il enseigna? Mit-il en pratique les idées généreuses qu’il défendait dans ses ouvrages? La réponse de Samba Diarra est négative. S. Diarra soutient en effet que Memel et ses pairs du FPI ont trahi les principes éthiques du socialisme depuis leur accession au pouvoir. Laurent Gbagbo, lui, est d’un avis contraire. En 2008, rendant hommage à Memel, il disait ceci: “Harris Memel Fotê est propre, propre, propre; il n’est pas mêlé aux magouilles. Il est donc un modèle. Il lie sa pensée et son action. Il n’a jamais suggéré la violence, la guerre civile, les coups d’État. Il n’a jamais travaillé pour être au premier plan (…). Un intellectuel ne fait pas de coup d’État, un intellectuel, ce n’est pas seulement un diplômé, c’est un homme de principes.”
Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce monument du pays adjoukrou. J’aurais pu rappeler que, pour lui, “une nation ne peut pas avoir un père [car] elle est le résultat de la volonté d’un peuple façonné par le temps” (cf. M. Fotê, “Des ancêtres fondateurs aux Pères de la nation. Introduction à une anthropologie de la démocratie”, Cahiers d’études africaines, n. 31, January 1991). Je me suis limité ici à évoquer son courage et sa dignité car cet homme se montra maintes fois digne en se tenant loin de ceux dont il ne partageait pas l’idéologie ou la vision. Aujourd’hui, certaines personnes, y compris dans la prétendue gauche ivoirienne, ne se gênent pas pour dîner et danser avec les bourreaux de la Côte d’Ivoire. On a l’impression que leur dignité compte peu face aux espèces sonnantes et trébuchantes et que ce qui prime, chez elles, c’est d’avoir toujours la panse pleine et le teint brillant. Pour se justifier, elles vous diront qu’elles font ça pour le pays et que celui-ci passe avant les partis et les hommes. En réalité, ces gens-là abhorrent la souffrance et les épreuves. Adeptes de la facilité et des compromissions les plus sordides, ils ne sont pas meilleurs que ceux qui sont devenus milliardaires en braquant la BCEAO de Bouaké, Man et Korhogo en 2003, en pillant les richesses du pays ou en vendant des organes humains. Si la jeunesse africaine a besoin de modèles, ce n’est pas vers ces personnes sans foi ni loi qu’elle doit se tourner mais vers des hommes courageux et dignes comme Memel Fotê qui ont incarné à merveille le mot de Jaurès: “On n’enseigne pas ce que l’on sait ou ce que l’on croit savoir: on n’enseigne et on ne peut enseigner que ce que l’on est” (cf. L’Esprit du socialisme).
Jean-Claude DJEREKE