Le 14 février 2018 a été un jour doublement symbolique, car en plus de la fête de l’amour qui a mis au firmament les « tourtereaux » en chaleur, la communauté Catholique ce même jour marquait son union par la prise des cendres, en prélude aux quarante jours du grand Carême commémorant la pénitence de Jésus Christ dans le désert.
Dans un tel contexte, Chacun de nous était empreint du sentiment d’amour, soit par la célébration de l’être aimé, soit à l’endroit du Dieu créateur, dans l’engagement de la méditation et la prière, soutenu d’un effort de mortification personnelle.
Mais bien malin celui qui pourrait décrypter le sentiment qui a prévalu chez nos chers gouvernants à cette date. Toujours est-il qu’on ne leur prêterait nullement d’avoir été conquis ni par Eros, ni par Agapè.
Ce serait également excessif que de présumer qu’ils aient succombé au culte de Thanatos, même s’il est vrai que, l’ordonnance n° 2018-143 du 14 Février 2018 relative à l’élection des sénateurs, fruit du Conseil des ministres de ce jour, recèle intrinsèquement les germes conflictuels d’une énième crise PRE ou POST électorale, avec son corollaire d’effets collatéraux pervers, matérialisé par la comptabilité macabre des hérauts et héros qui de leur sang écrivent l’histoire de la balbutiante Démocratie Ivoirienne.
Cette ordonnance a cru pouvoir déterminer les règles relatives à l’élection des Sénateurs en précisant dans ces dispositions :
§ Le mode de scrutin
§ Le collège électoral
§ Les conditions d’éligibilité et d’inéligibilité
§ La présentation des candidatures
§ Le recensement des votes et de la proclamation des résultats
§ Les incompatibilités
§ Le contentieux électoral
Une telle Ordonnance inédite, qui alimente depuis lors les supputations et polémiques au travers parfois de dérives langagières est-elle conforme à l’orthodoxie juridique en la matière ?
Le Chef de l’Etat dont la parole se matérialise en décret, pouvait-il conférer valeur légale à ses écrits, en s’arrogeant unilatéralement le droit de légiférer sur l’élection des Sénateurs ?
Autrement dit, l’intrusion de l’Ordonnance querellée dans l’ordonnancement juridique ivoirien est-elle conforme aux dispositions constitutionnelles actuelles ? Sinon, quelles sont les voies de recours qui s’offrent aux éventuelles contestataires ?
Autant de questions que l’analyse qui suit, se propose de préciser afin de lever le voile sur la régularité de l’activité normative du Gouvernement.
Quid de la légalité d’un tel acte et des recours éventuelles à son encontre ?
I- DE L’ANALYSE DE LA LEGALITE DE L’ORDONNANCE
• AU PRINCIPAL,
La légalité de l’ordonnance du 14 février 2018 doit être singulièrement appréciée au regard des dispositions constitutionnelles qui définissent les modalités selon lesquelles les parlementaires sont désignés.
Aux termes de l’article 90 alinéa 3 de la loi n°2016-886 portant Constitution de la République de Côte d’Ivoire :
« Une loi organique fixe le nombre des membres de chaque chambre, les conditions d’éligibilité et de nomination, le régime des inéligibilités et incompatibilités, les modalités de scrutin ainsi que les conditions dans lesquelles il y a lieu d’organiser de nouvelles élections ou de procéder à de nouvelles nominations en cas de vacance de siège de député »
Il s’infère de ces dispositions de la norme fondamentale, que l’organisation des élections Sénatoriales ne peut résulter que du régime défini et précisé par une loi organique.
Etant entendu que la Constitution définit en son article 102 les lois organiques comme étant celles qui ont pour objet de préciser ou compléter les dispositions relatives à l’organisation ou au fonctionnement des Institutions, structures et systèmes prévus ou qualifiés comme tels par la Constitution ».
Ces lois sont votées et modifiées selon des conditions différentes des lois ordinaires et précisées à l’article 102 précité, qui dispose in fine : qu’elles (les lois organiques) ne peuvent être promulguées qu’après la déclaration par le Conseil Constitutionnel de leur conformité à la Constitution.
L’exigence de la loi organique pour l’organisation des élections des membres du parlement, confère une compétence exclusive au pouvoir législatif à définir le régime électoral des députés et des Sénateurs.
Dès lors, l’exécutif ne peut valablement au moyen d’une quelconque ordonnance, se substituer au pouvoir législatif et interférer dans son domaine réservé, sans porter atteinte au sacro-saint principe de la séparation des pouvoirs.
En pareille occurrence, l’illégalité qui entache la régularité de l’ordonnance querellée, est si flagrante et grossière, qu’elle l’intègre dans le giron des actes qualifiés d’inexistants.
En effet, l’acte inexistant selon la jurisprudence confirmée par l’arrêt Sopi Gbéyéré, est entaché d’une illégalité si grave qu’il apparait comme insusceptible de se rattacher à un pouvoir de l’Administration.
En l’espèce, la méconnaissance flagrante des règles de compétence des pouvoirs législatif et exécutif, ainsi que le mépris de la hiérarchie des normes, entre la loi organique et l’ordonnance font obstacle à ce qu’une ordonnance définisse les conditions d’élection des Sénateurs.
Il y a donc lieu de conclure au regard de ce qui précède, au caractère inexistant d’un tel acte attentatoire au principe de la légalité, qui s’impose pourtant à l’Administration.
Quid de la légalité des formes ayant présidé à l’édiction de l’ordonnance du 14 février ?
• SUBSIDIAIREMENT,
A supposer un seul instant dans une fiction juridique, qu’il fut loisible au chef de l’Etat de recourir à une ordonnance pour organiser les élections sénatoriales, il aurait fallu s’assurer qu’un tel acte satisfasse aux formalismes prévus par la Constitution à cet effet.
L’article 101 de la Constitution qui définit le domaine de la loi dispose :
« La loi fixe les règles concernant le régime électoral du parlement et des assemblées locales ».
Par conséquent tout acte susceptible de définir le régime électoral du parlement et des assemblées locales doit avoir valeur législative, à l’exclusion évidente de tout acte réglementaire.
C’est donc à juste titre que le Chef de l’Etat a cru pouvoir légiférer en matière électorale au moyen d’une ordonnance.
Toutefois, même s’il est possible pour le Chef de l’Etat de s’arroger momentanément une portion de la compétence législative du parlement, encore faut-il que l’ordonnance qui lui permettra d’interférer le domaine de la loi soit édictée conformément aux dispositions de l’article 106 de la constitution qui dispose :
« Le Président de la République peut, pour l’exécution de son programme, demander au parlement, par une loi, l’autorisation de prendre par ordonnance, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi.
Les ordonnances sont prises en conseil des ministres après avis éventuel du Conseil constitutionnel. Elles entrent en vigueur dès leur publication, mais deviennent caduques si le projet de loi de ratification n’est pas déposé devant le parlement avant la date fixée par la loi d’habilitation.
A l’expiration du délai mentionné au deuxième alinéa du présent article, les ordonnances ne peuvent plus être modifiées que par la loi dans leurs dispositions qui sont du domaine du législatif. ».
Sans polémiquer sur l’affectation de l’ordonnance à contribuer à l’exécution du programme gouvernemental, il est flagrant qu’en cette période hors session parlementaire (qui ne débute qu’au premier jour ouvrable du mois d’avril) le Président de la République n’a nullement été habilité par le parlement à légiférer par voie d’ordonnance dans quelque matière que ce soit, de sorte que le défaut de lois d’habilitation et de ratification entache l’ordonnance du 14 février, d’une illégalité flagrante qui la rend improductive d’effets.
• TRÈS SUBSIDIAIREMENT,
La rédaction de l’ordonnance au travers de son contenu l’expose également à la critique, car plusieurs de ses dispositions achoppent avec le droit positif ivoirien.
Primo, alors que l’article 87 de la Constitution prévoit que : « le Sénat assure la représentation des collectivités territoriales et des ivoiriens établis hors de Côte d’ivoire », nulle part, il n’est fait mention dans les dispositions de l’ordonnance de la représentation de la diaspora ivoirienne.
L’article 4 de l’ordonnance se contentant simplement de préciser : « Chaque région et chaque District autonome est représenté au Sénat par deux Sénateurs élus ».
Cette exclusion unilatérale des ivoiriens de l’étranger est inconstitutionnelle, à moins que le Chef de l’Etat se soit réservé le droit de les nommer de façon discrétionnaire, au nombre du tiers des membres du Sénat à nommer, sans qu’ils ne soient rattachés à une circonscription électorale.
Secundo, l’ordonnance en son article 2 définit les circonscriptions électorales desquelles résulteront les Sénateurs à élire, en violation de l’article 2 de la loi portant organisation, attributions et fonctionnement de la Commission électorale indépendante (CEI), qui dispose également en son article 2 :
« La Commission électorales indépendante est chargée de l’organisation, de la supervision et du contrôle du déroulement de toutes les opérations électorales et référendaires dans le respect des lois et règlements en vigueur.
Ses Attributions sont :
La proposition au Gouvernement de la détermination des circonscriptions électorales et de leur nombre, dans le respect des lois et règlements sur l’organisation administrative, du principe d’équilibre entre circonscriptions et de l’égalité entre citoyens ».
L’expression « proposition au gouvernement » usitée dans cette disposition pourrait laisser penser qu’il appartient au gouvernement de décider en dernier ressort de la configuration finale des circonscriptions électorales proposées par la CEI.
D’abord la CEI n’a a priori fait aucune proposition de circonscription électorale pour les sénatoriales, c’est donc le Gouvernement qui de façon unilatérale a décidé de la configuration des circonscriptions électorales.
Ensuite, Le gouvernement ne disposant en matière électorale d’aucune attribution constitutionnelle, légale ou réglementaire, celui-ci se trouve donc lié par les propositions de la CEI qu’il ne peut reformer.
Tercio, l’article 6 de l’ordonnance intègre au premier rang du collège électoral les députés de la nation, suivis :
– des Conseillers de District Autonome élus
– des Conseillers régionaux
– des Conseillers municipaux, à l’exception de ceux figurant sur une liste de Conseillers de District Autonome élus.
Dès lors qu’il est expressément établi par la Constitution, que le Sénat assure la représentation des collectivités territoriales et des ivoiriens établis hors de Côte d’ivoire, la présence des conseillers issus des diverses collectivités territoriales dans le collège électoral est amplement justifiée. Ce qui n’est pas le cas du député qui a un mandat national nullement lié aux contingences du fonctionnement des collectivités territoriales.
Au nom de quel principe, les députés qui sont membres d’une des chambres du parlement devrait contribuer à désigner les membres de la deuxième chambre de ce même parlement ?
Cette idée grotesque d’imposer les députés dans le collège électoral des Sénatoriales ne vise en réalité qu’à conforter la majorité numérique des partisans du Chef de l’Etat, afin de se tailler la part du lion dans la désignation des membres élus du Sénat, que viendront renforcer les membres nommés à la discrétion de ce dernier.
Quarto, les conditions d’éligibilité des Sénateurs qui auraient dû dans un souci d’équilibre et d’égalité s’aligner sur celle des députés, divergent en certains points qui appellent également certaines observations.
L’âge minimum des candidats aux sénatoriales est fixé à 35 ans révolus au lieu de 25 ans pour les députés, comme si l’activité parlementaire des Sénateurs requérait une maturité beaucoup plus suffisante, en violation des dispositions de l’article 34 alinéa 2 de la Constitution qui dispose :
« L’Etat et les collectivités publiques créent les conditions favorables à l’éducation civique et morale de la jeunesse. Ils prennent toutes les mesures nécessaires en vue d’assurer la participation de la jeunesse au développement social, économique, culturel sportif et politique du pays. Ils aident les jeunes à s’insérer dans la vie active en développant leurs potentiels culturels, scientifiques, psychologiques, physiques et créatifs. »
En outre, le député selon le code électoral doit être un ivoirien de naissance et n’avoir jamais renoncé à la nationalité ivoirienne. Tandis que tout ivoirien qui a acquis la nationalité depuis au moins dix (10) ans peut prétendre à être Sénateur.
Cette différence aura pour effet d’entrainer une rupture d’égalité entre les députés et les sénateurs, pourtant tous membres du même parlement. Les premiers étant élus selon des conditions beaucoup plus restrictives que les seconds.
Quinto, que dire de la promotion des droits politiques des femmes et la règle de parité entre hommes et femmes qui ont été royalement ignorées en violation des pertinentes dispositions des articles 36 et 37 de la Constitution qui disposent respectivement :
« L’Etat œuvre à la promotion des droits politiques de la femme en augmentant ses chances d’accès à la représentation dans les assemblées élues »
« L’Etat œuvre à promouvoir la parité entre les hommes et les femmes sur le marché de l’emploi ». Qu’il s’agisse des jeunes ou des femmes, il y a lieu de conclure que tous ces principes constitutionnels de promotion du genre et de la jeunesse s’avèrent être de simples proclamations de foi. Aucune disposition visant à augmenter les chances d’accès des femmes à la qualité de Sénateur n’ayant été prévue. A moins qu’une fois de plus, il ne nous soit rétorqué que le tiers restant des Sénateurs à nommer ne sera composé que de jeunes et de femmes.
Sexto, l’ordonnance fait référence à l’actuel CEI, en lui confiant en son article 2 l’organisation et la supervision de l’élection des Sénateurs.
Alors qu’il est de notoriété publique que l’arrêt de la Cour Africaine des droits de l’homme et des peuples du 18 novembre 2016 a définitivement disqualifié la CEI, en la déclarant illégale, sans toutefois omettre de faire injonction à l’Etat de Côte d’ Ivoire de la reformer dans un délai d’un an à compter du prononcé de l’arrêt.
Depuis donc le 18 novembre 2017, la CEI dans sa composition actuelle est frappée d’illégalité, de sorte que toutes opérations électorales qu’elle s’attèlera à exécuter sera nul et de nul effet.
L’ordonnance du 14 février est donc un acte inexistant qui contrevient aux principes les plus élémentaires de l’Etat de droit et de la bonne gouvernance
Au-delà des récriminations et gesticulations de toutes sortes que peuvent engendrer une telle décision, de quels moyens disposent les contestataires pour invalider une telle ordonnance aux allures morbides et mortifères ?
Quid des voies de recours ?
II- DES VOIES DE RECOURS
L’inconstitutionnalité de l’ordonnance du 14 février pourrait présumer la possibilité d’un contrôle de constitutionnalité devant les sages du Conseil constitutionnel, ou à défaut et au regard des nombreuses irrégularités révélées, ou donner à envisager éventuellement l’exercice d’un recours pour excès de pouvoir.
• L’INANITE D’UN CONTROLE DE CONSTITUTIONNALITE
L’article 126 de la Constitution définit le Conseil constitutionnel comme une juridiction constitutionnelle qui a pour mission notamment de juger la conformité de la loi au bloc de Constitutionnalité.
C’est donc au Conseil constitutionnel au travers d’un contrôle a priori, de veiller à la constitutionnalité :
des projets ou propositions de lois
des engagements internationaux avant leur ratification des lois constitutionnelles adoptées par voie parlementaire des lois organiques avant leur promulgation des règlements des assemblées parlementaires avant leur mise en application.
L’ordonnance du 14 février ayant déjà fait l’objet d’une promulgation, il bénéficie d’une immunité juridictionnelle qui empêche la mise en œuvre d’un tel contrôle a priori.
Il ne subsisterait donc que l’éventualité d’un contrôle a posteriori, tel qu’il résulte des dispositions de l’article 135 de la constitution, qui autorise tout plaideur à se prévaloir de l’exception d’inconstitutionnalité d’une loi devant toute juridiction, afin qu’une telle question préjudicielle soit déférée et tranchée par le Conseil constitutionnel. Cependant, un tel contrôle suppose que l’ordonnance du 14 février ait valeur de loi. Malheureusement, une telle ordonnance édictée sans aucune loi d’habilitation et de ratification, comme le recommande la loi fondamentale demeure un acte règlementaire qui peut être déféré à la censure du juge administratif par le biais d’un recours en annulation.
• LA POSSIBILITE D’UN RECOURS POUR EXCES DE POUVOIR
Le recours pour excès de pouvoir est un recours en annulation qui donne lieu à un procès dirigé contre un acte administratif. Dès lors qu’il est clairement établi que l’ordonnance du 14 février n’a pu acquérir valeur législative, celui-ci appartient au domaine règlementaire qui constitue le domaine de prédilection des actes administratifs.
Par conséquent, les personnes à qui un tel acte de l’autorité administrative fait grief, ont tout intérêt à saisir le juge administratif afin d’obtenir son annulation.
Ceux-ci devront préalablement satisfaire à l’obligation du recours administratif préalable par la saisine du Président de la République, auteur de l’acte, dans les deux mois de la publication de ladite ordonnance.
Face à l’histoire et au tribunal intime de sa conscience d’homme d’Etat, le Président de la République aura le choix entre d’une part, enfoncer le clou de l’illégalité en maintenant cette aberration juridique ou accepter d’être habité du sceau de la sagesse qui milite pour un retrait pur et simple de l’ordonnance du 14 février.
Il convient donc, au-delà de l’action politique et sociale orchestrée par les partis politiques et la société civile qui donnent de la voix, qu’une démarche juridique soit menée afin d’invalider cet acte, dont l’application augure de lendemains lugubres pour notre nation, qui a déjà du mal à colmater les brèches de plusieurs décennies de crises politico-militaires.
« DURA LEX, SED LEX » dit l’adage.
La loi est dure, mais c’est la loi, que force reste donc à la loi et que Dieu bénisse la Côte d’ivoire.
A.A.E.L , Juriste Consultant